Chansons émotion

Les chansons, chez moi, entrent dans deux catégories : celles qui font partie du paysage sonore et celles qui provoquent des émotions.

Tu trouveras ici une très petite sélection de bijoux de la deuxième catégorie.

Les émotions sont souvent indicibles ; elles sont quelques fois portées par la chanson, paroles ou musique ; parfois l'émotion vient de la rencontre avec la chanson.

Je vais essayer d'expliquer ou de transmettre quelques bribes de ce qui me touche.

J'ai prévu douze chansons, douze pépites sorties d'une mine inépuisable...

Les lettres
Maxime Le Forestier
Saltimbanque
C'était un jour de février en début d'après-midi. L'air était clair, et j'étais au volant de ma camionnette, sur le pont d'Ougrée, attendant que la circulation vers Liège s'allège.
La radio se mit à diffuser "Les lettres" de Maxime Le Forestier. Je la connaissais, je l'avais entendue de nombreuses fois.
Les premiers arpèges de guitare, la phrase "Un an s'est écoulé depuis ce mauvais jour où j'ai quitté ma terre" et larmes se mirent à couler sans que je ne comprenne vraiment. Était-ce le contraste profond entre le douceur de la musique, la délicatesse sensible de la voix et la dureté de l'histoire ? Était-ce l'impuissance de ces gens pris dans une machine terrible ? Était-ce le clin d'oeil inouï de ces lettres sauvées du désastre qui montrent la vie là où les livres d'histoire l'imposent ?
J'étais tantôt l'homme, seul, loin des siens ; j'étais tantôt la femme, courageuse, aux commandes sans pouvoir l'être vraiment. J'étais leur amour, j'étais l'incompréhension, la distance qui s'installaient entre eux malgré ces lettres qui cherchent à rapprocher.
C'était déjà le dernier couplet et l'émotion me noyait. "Ainsi s'est terminée cette tranche de vie..." résonna, et moi je savais déjà qu'elle ne se terminerait jamais.
Kaddish des Mélodies Hébraïques
Maurice Ravel
Les classiques d'Eve Ruggieri
Chez Ravel ce que j'ai toujours aimé, c'est la charnière entre la musique classique, le jazz et la musique contemporaine. On n'est plus tout à fait dans les mélodies harmonieuses du romantisme, on n'est pas encore dans la déconstruction de toutes les références. Mais rien ne m'avait préparé à ce Kaddish, cette prière juive tendue vers l'immensité ciel et ancrée dans la finitude du monde, sous la plume d'un athée, dans une France encore teintée d'antisémitisme.
Qu'est-ce qui m'a touché ? Est-ce la voix de Frederic von Stade, mi-angélique, mi-terrienne ? Est-ce la simplicité des arrangements, qui portent la voix sans la masquer ? Est-ce l'histoire juive qui mêle depuis des siècles espoir et acceptation ? Est-ce le génie de Ravel qui absorbe ce qui a de plus beau dans la prière pour me le restituer et me le rendre acceptable ?
Je vibre de cet entre-deux qui se tend, qui veut et s'abandonne. Je sens en moi vivre cet appel qui n'attend pas de réponse, cette nostalgie qui ne renonce pas. Je me reconnais dans la beauté absolue des contraires qui ne s'annihilent pas. Dans la diversité irréconciliable des émotions qui coexistent.
Avec cette prière qui n'est jamais soumission, je me sens plus humain. D'une incarnation qui éclôt et se révèle à elle-même l'égale des dieux.
Symphony No.40 - I. Molto allegro
Wolfgang Amadeus Mozart
40ème et 41ème Symphonies
Avant il y avait des livres, avant il y avait des bibliothèques. On pouvait voir ou écouter des enregistrements du passé. De nos jours, après le grand cataclysme, il n'y a plus de traces du passé que dans nos mémoires. Les seules histoires qui restent sont celles que l'on se raconte, les seules chansons, celles que les rares musiciens qui restent nous offrent.
Et pourtant, s'il y en avait une qui devrait toujours résonner au coeur des hommes, c'est la quarantième symphonie de Mozart. Il n'y a aucun matin, aucun lever de soleil qui n'aie en toile de fond les entrelacs des cordes et des bois de Mozart. Chacune de mes joies, toutes les beautés du monde et des hommes s'entrelacent dans leur dialogue subtil et toujours changeant. Le rythme de mes élans est porté par l'allégresse de cette musique. Elle ne s'essouffle jamais, toujours croit en un avenir possible, en une vie d'amour et de rencontres. Mes descentes sont accueillies dans ses bras qui déjà me soulèvent.
Elle est née sous la plume de Mozart, elle était déjà à l'oeuvre à l'aube des temps. Elle restera, j'en fait la promesse.
Chaque jour, je marche de village en village. Je rencontre la vie qui se reconstruit. Je croise des compagnons de route qui rêvent de relever la civilisation. Je cherche la mémoire de la quarantième de Mozart... Je récolte des fragments de notes que je reconstitue patiemment, je me méfie de ma mémoire et je perce des écorces de trous noirs et de trous blancs, de croches et de soupirs. Je chantonne, j'écoute, je raconte et je ris de mes maladresses et du bonheur partagé. Dans les éclats des regard croisés, déjà elle survit.
Je veux un enfant
Brigitte
Et vous, tu m'aimes?
C'est étrange les chansons. Parfois on est pris par une mélodie, parfois c'est un ton de voix, un cri, un souffle. Certaines nous attrapent par un gimmick, d'autres par un arrangement de cordes, un glissando, voire un pizzicato. Celle-ci m'a piégé par un vers qui m'a pris pour ne plus me lâcher. "J'veux dans mon ventre", tout y est concentré, le reste n'est que décors.
L'histoire n'est pas la mienne, ne peut l'être. Seul son désir me parle, "J'veux dans mon ventre" indépassable, non négociable. Un désir brut. Pas un pleur, pas une envie, pas une révolte : un désir brut. Rien ne peut le combler, rien ne peut l'apaiser, rien ne peut l'éteindre, "Sentir le sang, la vie dedans".
La sensibilité des voix à l'unisson qui se rejoignent pour donner un choeur à mon désir. Pour dire sa beauté, sa cruauté. Pour dire que la vie ne se plie pas à notre gré, le désir résiste, il est là, indépassable. Pour dire que le désir se partage. Pour dire que ce qui nous transperce le plus est aussi ce qui nous rassemble le plus. Pour dire qu'aimer cet impossible compagnon c'est créer une vie nouvelle "J'veux un enfant".
Home Is Where It Hurts
Camille
Music Hole
La plus belle chanson de mon plus beau concert !
C'était dans l'intimité ronde de la belle salle du Théâtre National. Perle était à mes côtés et moi j'étais quelque part entre ciel et terre, dans un univers de beauté, d'invention et de plaisir. Camille se jouait de tous les codes et nous avait ravi dans son monde. Ce concert ne ressemblait à rien de connu. Pas d'instruments, juste des bruits de corps et pourtant, une harmonie prenante. Pas de genre musical reconnaissable, du français, de l'anglais, de la chanson de comique troupier, des airs d'opéra... Pas d'annonce entre les chansons mais une relation d'intimité qui datait de toujours.
Puis au milieu de ce bonheur, "Home" a résonné avec ampleur. Les mots, les sons ont pris toute la place et se sont érigés en une cathédrale ruisselant de délicatesse. Les piliers en étaient les corps, les timbres, des vitraux ouvrant sur l'infini de la vie. L'humour potache l'ancrait dans une réalité nourrie d'envolées célestes. J'étais dans un chez moi que je ne connaissais pas, plus grand, plus beau, plus simple que je ne pouvais l'imaginer. Chez moi.
Plus tard, j'ai essayé de comprendre. Les paroles, que je n'avais jamais vraiment écoutées, disent très exactement ce que j'ai vécu. Camille m'avait accueilli chez elle !
La lettre
Renan Luce
Repensi
Une chanson légère et rafraîchissante. Il n'a pas que les choses profondes ou puissantes qui m'émeuvent !
Habituellement j'ai tendance à ne pas écouter les paroles des chansons, hormis quelques mots qui émergent, et à me laisser porter par la musique ; c'est dans un second temps, si l'intérêt et l'émotion sont là, que je prends la peine d'écouter les paroles. Ici rien de tout ça, la simplicité de l'accompagnement à la guitare, au rythme simple et alerte, et les quelques choeurs mettent tellement en avant la voix que je me suis laissé prendre par la ballade et l'envie de connaître l'histoire. L'identification a été immédiate, et "j'en suis tombé amoureux". L'élan, la générosité, la curiosité, la naïveté, il ne m'en faut pas plus pour faire fondre mon côté fleur bleue. Ensuite, la belle écriture et la subtilité du texte qui avance, sans prétentions, en dévoilant les choses progressivement, par petites touches nuancées et par variations successives là ou la ballade appelle un refrain fixe ont suffit à combler mon esprit et à me garder dans cette humeur romantique qui me plaît tant.
Le vent nous portera
Noir Désir
Des visages des figures
On raconte qu'au Japon, chaque printemps, le jour où tous les cerisiers perdent leurs pétales, les gens se réunissent pour pleurer ensemble le temps qui passe. Il y a autant de nostalgies que de pétales.
Celles qui me touchent sont toujours habitées d'un double mouvement : un regard vers le passé, conservé comme un joyau précieux, et un élan qui fait advenir un futur, qui porte en lui les espoirs d'hier.
Ce morceau de Noir Désir illustre cette tension à laquelle je suis si sensible : une musique qui marche résolument vers l'avant et un texte au coin de la nostalgie, qui hésite entre le vent qui porte et le vent qui emporte.
La chose est encore compliquée par les multiples strates qui s'empilent et s'entremêlent. L'histoire terrible de Cantat ; comment se laisser émouvoir par une telle voix ? Et juste derrière, en écho, mon admiration pour la langue de Céline, génie et crapule, pétrie d'une autre nostalgie. Et puis encore, cette belle soirée de cabaret à l'athénée où les copains de Jérémie, qui s'apprêtaient à devenir Été 67, m'ont fait découvrir leur univers et cette chanson. Puis encore plus loin, tout au fond, le souvenir, inventé sans doute, de ce moment d'avant la vie où je choisis de plonger dans un corps, empli de la merveille quittée et de l'amour à venir.
Tout cela mobilisé par quelques notes...
J'arrive
Jacques Brel
J'arrive
Le cri. Non, pas celui de Munch, le vrai, le cri, celui de Brel. Celui que j'attends dès que j'entends les première notes de cette chanson. Celui qui continue à m'habiter dès que le grand Jacques l'a poussé comme lui seul sait l'éructer. "J'arrive", tout en moi le crie à l'unisson.
Je n'ai jamais été aussi injuste envers une chanson, jamais aussi peu écouté. Ou peut-être que c'est la chanson qui ment et qu'elle est juste un décor pour son cri.
Ce cri n'est en rien triste, il ne peut pas l'être. Il est entouré de tristesse, mais il la nie, il la supprime, il la transmute. "J'arrive" ce n'est pas un cri d'espoir qui transcende le désespoir, c'est le cri, le cri de la vie qui affirme qu'elle existe, qu'il n'y a rien d'autre qu'elle, que tout ce qui l'affecte est déjà elle, que rien ne peut être autre chose qu'elle. Ce cri c'est le mystère de la vie, c'est la magie de la création : il n'y avait rien, et puis un cri rompt le néant et tout est là.
Toutes les chansons de Brel se ramènent à celle-ci. "Ces gens là", "La quête", "Jef", "Ne me quitte pas", ... toutes ces chansons lancent le même cri, celui d'un homme jamais à sa place, toujours incompris, étranger à un monde qui fait mal, un homme qui sait que son cri est ce qui donne naissance au monde. Un cri d'amour.
Ce qui est dit doit être fait
Jacques Higelin
Illicite
En 1990 Jacques Higelin alertait tous les pingouins de sa galaxie : qui mieux qu'un poète extra-terrestre, homme tendre et fou, pouvait chanter aussi bien l'amour d'un père pour sa fille. Chacun de ses mots réveille en moi l'intensité brulante et tranquille de cette merveille. Moi, qui ne peux m'empêcher de trouver à dire sur tout, je reste sans un iota à ajouter : tout y est dit, et ce qui est dit doit être fait.
Vingt-deux ans plus tard, j'admirais sa fille Izia sur la scène des Francos. Le miracle de l'amour. Une énergie sans pareille, une folie sauvage, une générosité contagieuse, une sensibilité à fleur de peau. Et dans mon coeur une petite chanson...
Ce qui est vrai chez les poètes est vrai partout. Chaque Izia est une perle portée par l'amour qui la précède, chaque Izia est une perle qui crée la vie et l'apporte à ceux qui la précèdent. La vie est simple, elle nous brûle dans la douceur des naissances, elle consume les morts qui nous figent.
La magie de la poésie. Ce qui est fait doit être dit.
Fuir le bonheur
Jane Birkin
Arabesque
Ici je triche, ce n'est pas la chanson qui me fait vibrer mais l'interprète. La chanson aussi, mais surtout l'interprète. Jane Birkin est l'incarnation de la fragilité et de la générosité. Ce qui en fait à mes yeux un magnifique exemple de finesse et d'intelligence. Il suffit que je la voie, que je l'entende pour deviner jusqu'où la sensibilité peut aller. Au point où les extrêmes se rejoignent, où le doute et l'évidence s'unissent, où l'horizon s'ouvre et accueille la différence. Son univers me ramène en un lieu connu, j'y suis chez une soeur.
La chanson est ambigüe, comme seul Gainsbourg peut l'être, mais les frissons de Jane me parlent de la rencontre et du dépassement fructueux des contraires. La mort de Serge Gainsbourg l'avait laissée dans la certitude qu'elle ne pourrait jamais chanter pour personne d'autre. Cet album, Arabesque, fruit de la rencontre avec les musiciens algériens de Djam and Fam redouble le thème de la rencontre et du dépassement et la conduira au magnifique album de duos, Rendez-vous, le premier hors de l'univers de Gainsbourg.
Cette chanson témoigne de cette alchimie. Dans sa voix incertaine, dans les glissandos arabisants de la musique, se mêlent et s'entremêlent les fragilités de la petite fille et simplicité de l'évidence. Je les reçois, je les savoure et je m'y trouve.
Les choses les plus simples
Joan Baez & Maxime Le Forestier
La mélodie est envoutante, délicate, lente à souhait. Un doux bercement dont on voudrait ne jamais se défaire. Les mots sont ciselés. Les phrases, courtes et belles, se répètent comme venues de l'intérieur. La nostalgie descend dans ma poitrine pour venir se réfugier dans les bras de mon ventre. Et là elle s'enveloppe dans une éternité de douceur, jamais oublier.
La nostalgie n'est jamais aussi belle que partagée. Il y a une magie inouïe dans la voix de Maxime Le Forestier. Une telle douceur est si rare qu'elle en est presque irréelle, on s'y réfugie, absorbé jusqu'au point où, de l'univers, ne reste qu'elle. Joan Baez est l'icône absolue de l'engagement. J'entends, dans ses pas, la présence de Martin Luther King, de tous les déshérités, des faibles, des exploités. J'entends, portée par sa voix, le triomphe inéluctable de la justice. Et quand elle chante les choses les plus simples, cela résonne comme un manifeste indépassable.
La rencontre de ces trois univers produit en moi un sentiment proche de l'indicible. Je me sais sensible aux rencontres. À ces différences qui se font face, s'affirment, et entrent dans un danse qui, loin de les effacer, les magnifie dans une création toujours neuve. Cette petite chanson est mon berceau.
Traces de toi
Alain Chamfort & Frederika Stahl
Taratata live
Encore une rencontre improbable. Alain Chamfort a un parcours étrange, tantôt chanteur à minette, proche de Claude François, tantôt artiste ambigu dans sa période Gainsbourg, en passant par des collaborations avec Dutronc ou Julien Clerc, c'est un musicien surdoué et inclassable. Frederika Stalh est solaire. Elle a l'approche directe des scandinaves luthériens, leur précision quasi chirurgicale, tout en naviguant aux marges du jazz.
Cette version des Traces de toi est complètement revisitée. Les violons sont lancinants, les coups d'archets brefs et répétés. Les voix contrastées se croisent et se distinguent. Les timbres s'opposent et se marient au son des cordes. La chanson est devenue un hymne au corps, à la peau, à l'amour. Libérée des sous-entendus et des ambiguïtés de la version originale, elle a quitté les territoires du fantasme pour celui du plaisir partagé.
Au delà de l'amour, elle dit le corps. Si rarement dit, si rarement autant dégagé du désir. Je le sens reconnu, accepté. Je devine la pulsion du sang, le tension des nerfs, le glissement des muscles le long des os, le mouvement, l'élan, la course. J'imagine les idées qui s'engramment dans mes cellules au rythme des grappes de neurones qui s'ouvrent et se ferment comme des bouquets d'algues. Je ressens les émotions qui se propagent de muscle en muscle, qui me protègent et me libèrent. Mes oreilles qui se tendent, qui inventent à l'intérieur la vibration de l'extérieur...